D’où vient la croissance africaine ? Par Lionel Zinsou

1683
defis africains
money

La croissance vigoureuse des économies africaines a démenti les pronostics pessimistes portés il y a quelques décennies, quand le continent croulait sous le poids de la dette. D’où vient la croissance africaine, quelles sont ses particularités, que manque-t-il encore à l’Afrique pour faire la course avec les grands émergents ?

ParisTech Review. On parle souvent de l’Afrique au singulier. N’est-ce pas un abus de langage ?

Lionel Zinsou. Il serait évidemment absurde de réduire à un modèle unique les 54 pays du continent, dont les spécialisations économiques et les niveaux de développement sont très variés. Mais l’idée d’une unité africaine n’est pas dénuée de sens, et il faut savoir qu’il s’agit d’une revendication formulée par les Africains eux-mêmes. Cette revendication s’exprime sous plusieurs formes : reconnaissance dans les institutions internationales, représentation au G20 (le siège de l’Afrique du Sud est à cet égard très important), pression pour obtenir un statut de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies… On peut noter aussi le rôle croissant joué par l’Union africaine. Addis-Abeba, où siège l’UA et où se trouve également la Commission économique pour l’Afrique de l’ONU, apparaît ainsi comme la capitale du continent.

Cette revendication d’unité répond à un mouvement d’intégration croissante au plan économique. Les pays africains échangent de plus en plus entre eux, et pas seulement des biens : les flux d’investissements directs étrangers à l’intérieur du continent sont également très dynamiques. Par exemple, les Sud-Africains investissent dans les télécoms, les mines d’or, l’agroalimentaire, et ils créent aussi des entreprises financières, notamment dans le private equity. Le Maroc investit dans la banque et les transports. L’Égypte se tourne vers le Soudan et l’Afrique de l’Est. Ces flux financiers transfrontaliers traduisent l’émergence de puissances régionales, capables d’exporter des capitaux. On peut y voir aussi, bien sûr, un signe des différences de développement.

Ces différences de rythme traduisent-elles l’existence de différents régimes de croissance ? Plus largement, quels sont les facteurs qui expliquent le décollage économique du continent ?

Il y a effectivement des régimes de croissance variables selon les pays, ce qui renvoie à la complexité des causes de la croissance : pour expliquer le dynamisme actuel de l’Afrique, on peut identifier plusieurs variables, qui se combinent différemment selon les pays. Essayons d’y voir plus clair.

Ce qu’on met en avant, le plus souvent, c’est la hausse des prix relatifs des matières premières minérales et agricoles (produits alimentaires, coton). Il y a, c’est vrai, un trend de rareté sur un certain nombre de ces matières, dont les cours ont tendance à monter. Il faut savoir cependant que cette hausse est inégale : elle est faible sur le coton, un peu plus vigoureuse sur le café et le cacao, réelle mais volatile sur les hydrocarbures, et enfin elle est forte sur les terres rares et les métaux.

Mais ce qui me semble tout aussi important, c’est qu’en même temps on assiste à une baisse du prix des produits manufacturés, qui sont encore largement importés. C’est donc ce double mouvement qui est intéressant : par rapport à il y a dix ans, avec une quantité donnée de coton ou de diamant, on peut acheter aujourd’hui davantage de machines-outils, d’équipements agricoles, de matériel pour développer des infrastructures… Le continent dans son ensemble présente ainsi depuis plusieurs années un excédent commercial. Le double mouvement de hausse des cours pour les productions locales et de baisse des prix pour les produits importés se traduit par un effet significatif en termes de pouvoir d’achat – ce qu’on appelle en économie les « termes de l’échange ».

La deuxième grande variable, c’est que depuis une quinzaine d’années, les flux financiers sont positifs. C’est plus sensible au Maroc et moins au Bénin, mais c’est un mouvement qui touche l’ensemble du continent et qui me semble fondamental. Des années 1960 aux années 1980, on assistait au contraire à des sorties de capitaux. Aujourd’hui, c’est l’inverse.

Pouvez-vous préciser la nature de ces mouvements de capitaux ?

Il y a tout d’abord le désendettement. Alors que de nombreux pays très endettés consacraient une part sensible de leurs revenus à payer des intérêts, le désendettement a permis de freiner ces sorties de capitaux.

Ce désendettement a pris deux formes. L’annulation de dette, tout d’abord : l’initiative PPTE (« pays pauvres très endettés »), qui a annulé une partie de la dette en échange du développement de services sociaux, a été à cet égard une révolution. C’est d’ailleurs une manière beaucoup plus judicieuse de gérer l’aide au développement : quand on travaille avec des aides directes pour soutenir des projets qu’il faut gérer dans le temps, un milliard versé représente environ 400 millions d’aide utilisée sur le terrain. Alors que si on annule la dette publique, un milliard égale un milliard.

Deuxième forme, le remboursement de crédits. Des pays comme l’Angola, l’Algérie, le Nigéria ont ainsi remboursé leurs dettes. En une décennie, et sans négliger bien sûr l’impact de la croissance du PIB africain, on est passé d’un endettement public moyen de 125% du PIB à 25% seulement. Se désendetter ainsi, c’est se donner la possibilité de se ré-endetter, mais d’une façon plus judicieuse, à meilleur compte par exemple, ou sur des projets porteurs de croissance économique et non sur du fonctionnement.

Au désendettement s’ajoutent des entrées nettes de capitaux. Il y a par exemple les flux de financement par la diaspora, qui sont très importants. Au Maroc, cela représente 15% du PIB par exemple. Au Cap Vert, c’est plus de la moitié ! Si l’on considère les chiffres en valeur, ce sont le Nigéria et le Soudan qui en bénéficient le plus. En tout, la diaspora apporte de 50 à 60 milliards de dollars par an, un montant équivalent au total de l’aide publique au développement.

Il y a enfin les investissements directs étrangers. J’évoquais tout à l’heure ceux des pays africains dans d’autres pays africains, mais il y a bien sûr les flux provenant de l’extérieur du continent : l’Europe, l’Asie, l’Amérique… Les grands émergents sont venus réveiller la conscience du monde sur l’intérêt de l’Afrique. Les capitaux du Brésil sont partout en Angola et au Mozambique. La Chine s’est beaucoup concentrée sur les investissements des secteurs des ressources naturelles et les infrastructures. L’Inde a réalisé la plus grande transaction jamais conclue en Afrique : le rachat du réseau téléphonique africain du Koweïti Zain par Bharti. On pourrait citer d’autres exemples… Mais les grands investisseurs traditionnels se ré-intéressent : européens et américains. Il y a désormais émulation et accélération.

Le continent dans son ensemble présente ainsi, on le sait trop peu, une balance des paiements courants excédentaire, qui tient pour partie à l’excédent commercial, et pour partie à l’excédent des flux de capitaux.

Ce double excédent permet d’accumuler des réserves – l’Afrique suit ici clairement un chemin emprunté par la Chine. Savez-vous par exemple que les avoirs cumulés des Banques centrales africaines représentent 500 milliards de dollars, soit plus que l’Union européenne ? Ces avoirs, il est vrai, sont concentrés dans quelques institutions : la Banque centrale nigériane, celle de l’Algérie, celle de la Libye.

On voit bien comment ce contexte peut libérer la croissance économique, qui atteint 5% par an pour l’ensemble du continent. Mais, plus précisément, qu’est-ce qui nourrit cette croissance ?

L’essentiel de la croissance est permis par des gains de productivité dus à la technologie. Le mouvement de gain de pouvoir d’achat que j’évoquais tout à l’heure permet d’importer de la productivité, en incorporant de la technologie dans la production de biens et de services. C’est notamment le cas dans les télécoms mais aussi, dans la production agricole. Dans la production agricole, les gains de productivité se font parfois selon un multiple de un à 10. Au Bénin, par exemple, l’écart de productivité à l’hectare sur le coton est de 600 kg à 3 tonnes (avec une moyenne de 700). On mesure ce que représente l’apport de capitaux et l’intégration de la technologie. Si l’on prend la production marchande de lait, on peut passer avec les mêmes espèces animales de ½ litre par jour à 15 litres, soit un écart de un à 30. Il y ainsi de 30 à 40 ans de croissance économique devant nous simplement par la croissance de la productivité agricole.

Le développement des services est également source de croissance. L’Afrique, ce n’est pas du manioc, du pétrole et des terres rares : c’est tout cela, mais aussi des transports, du commerce, du tourisme, des télécoms, etc. Et la contribution de la production agricole et minière au PIB est minoritaire.

Il faudrait citer aussi la bancarisation accélérée, qui permet de faire entrer davantage d’activités dans l’économie formelle, mais aussi de développer le crédit et donc l’investissement.

Lire la suite sur ParisTechreview :